S’ABSTRAIRE
Xavier Zevaco est né en 1925 et a fait ses études à l’École des Arts Décoratifs de Paris. Pourvu d’une solide formation académique, son langage artistique s’oriente résolument vers l’abstraction.
Du point de vue de l’histoire de l’art moderne, la période de l’entre-deux-guerres qui le voit naître est particulière en ce qu’elle succède aux avancées considérables du début du xxe siècle qu’on a appelées les avant-gardes. Pour ce qui concerne l’abstraction en peinture, elle prend naissance autour des années 1910. Dans le contexte du retour à l’ordre, prônant une réinterprétation de l’idéal classique, l’art abstrait va toutefois continuer son cheminement et se diversifier, parfois en se radicalisant. En 1930, le Manifeste de L’Art concret prône une suprématie des composantes plastiques de l’œuvre, et rejette à la fois le lyrisme, le symbolisme et l’impressionnisme. Si Zevaco a pu s’identifier à une telle intransigeance, il est trop rétif à tout enfermement pour s’en satisfaire durablement. D’ailleurs, la période à laquelle il va élaborer son langage est riche de toute une palette de sensibilités, ainsi que de positions théoriques : l’art informel, l’abstraction géométrique, l’art non-figuratif, l’art construit, etc. Tout en restant fidèle à l’idée que, très tôt, il conçoit de l’art, Zevaco aura, toute sa vie durant, exploré de nombreuses voies sans se cantonner à aucune. Il navigue ainsi d’une rive à l’autre, avec une grande cohérence et une égale liberté, et emprunte à chaque courant, au gré des nécessités, ce que son langage artistique lui impose.
La sensibilité de l’homme, sa révolte, ont indéniablement déterminé le comportement social de l’artiste, et ont pu le conduire à un certain isolement. S’abstraire pourrait être le maître mot de la vie et surtout de l’œuvre de Xavier Zevaco dont nous allons déployer quelques pans, pour aborder ce qui la constitue, l’oriente et la distingue.
CONSTRUIRE
La peinture de l’artiste, dans l’immédiat après-guerre, se caractérise par une ligne sinueuse, divisant la surface du tableau en secteurs colorés. Au tournant des années cinquante, les formes quadrangulaires vont s’imposer. La technique de composition, autant que la touche, sont proches de celles de Serge Poliakoff ou de Nicolas de Staël de la même époque. Des éléments s’encastrent, tantôt imbriqués, tantôt superposés. Les orthogonales dominent. La construction du tableau s’apparente alors à une architecture. Puis, progressivement, la touche échappe à la pesanteur. On repère une évolution commune avec de Staël, dans sa dernière manière. La matière se fluidifie, la peinture est diluée, plus légère, le geste est à la fois plus maîtrisé et plus spontané, moins construit.
SUBVERTIR
Cette première période d’acquisition du métier de peintre et d’élaboration de son langage, sur de solides bases, aurait pu laisser penser que l’artiste se serait limité, désormais, à creuser le même sillon, mais il n’en sera rien. Zevaco est trop rebelle pour suivre durablement un chemin par trop tracé. Son parcours ne va pas tarder à révéler une ambition aux enjeux plus élevés, non sans côtoyer une ligne de risque. Les textes critiques sur l’artiste, publiés notamment dans la revue Combat pour qualifier tant l’œuvre que l’homme, font état d’une tension dialectique. Pour Claude Rivière, la « période constructive » de l’artiste serait le reflet d’un « drame intérieur » et sa pratique artistique traduirait « l’acharnement à s’en délivrer ». « Ses toiles sont à la fois brutales et subtiles, tourmentées et apaisantes » selon Jean-Claude Kerbourc’h. Cette tension entre deux pôles va peu à peu apparaître au sein même de sa peinture. Regardons les tableaux des années soixante pour lesquels ces textes furent écrits. La couleur reste prédominante, la composition savante, mais l’espace du tableau a changé. Il est devenu plus complexe. Moins frontal, il présente plusieurs plans. Restituer la profondeur ? Certes, mais surtout, laisser circuler en un même espace plusieurs flux, des mouvements parfois antinomiques, chaque nécessité intérieure devant trouver son mode expressif singulier. Et c’est tout un art que de faire cohabiter plusieurs courants en un espace unifié. Pour étudier de près cette intrusion de nouveaux signes qui semblent flotter au-dessus du tableau, comme en suspension, et qui se révèlent porteurs d’une rupture dans le langage de l’artiste, un détour par l’œuvre sculptée de Xavier Zevaco s’impose.
SCULPTER
Dans les années soixante-dix, l’artiste-peintre va explorer le domaine de la sculpture. Nous pouvons contempler ses pièces, aujourd’hui détruites, grâce à de précieux films d’archives qui nous apportent de nombreux enseignements. Tout d’abord, qu’est-ce qui conduit le peintre Zevaco à s’exprimer par la sculpture ? À nouveau, situons le contexte historique pendant lequel il opère ce tournant. Sur la scène parisienne, la galerie Denise René va beaucoup œuvrer pour la reconnaissance de l’art abstrait d’après-guerre. C’est elle qui réunit de grands artistes tels que Francis Picabia ou Max Ernst. En 1948, sous le titre Tendances de l’art abstrait, elle organise une grande exposition qui réunit de nombreux hérauts de l’abstraction. Plus tard, elle va ouvrir sa galerie aux artistes de l’art cinétique. Zevaco, qui sera exposé par cette galerie, aurait-il ressenti le besoin d’échapper aux limites de la bi-dimensionnalité du tableau ? Souhaitait-il renouer avec les études sur le volume et l’architecture qu’il a menées aux Arts Décoratifs ? Il réalise de grands volumes, sortes de totems à l’apparence anthropomorphique, fabriqués à partir de moules remplis de mousse polyuréthanne que César utilise également à cette époque. Ces sculptures portent en elles-mêmes une charge d’énigme assez forte, ne serait-ce que dans leur dimension statique. Or, elles sont pourvues de mécanismes invisibles animant des disques rotatifs, qui rendent ces œuvres plus complexes encore. L’usage du mouvement dans l’art occidental du xxe siècle a plusieurs sources et semble lié aux avancées de l’optique, en tant que science. Il se situe aux confluents de la peinture, de la sculpture et du cinéma. Parmi les nombreux créateurs ayant utilisé le motif du disque animé dans leur œuvre, citons trois artistes majeurs. Fernand Léger, dans son film Ballet mécanique, réalisé avec Man Ray en 1924, montre des disques rotatifs et autres mécanismes. Marcel Duchamp invente en 1925 L’Optical cinema, et en 1935 les Roto-reliefs. Mais peut-être est-ce le rapprochement entre Francis Picabia et l’art de Zevaco qui est le plus pertinent ? Ces deux artistes ont réalisé une œuvre inclassable, et leur posture la plus constante fut d’échapper aux catégories de l’art comme de la pensée. Picabia aussi fut élève des Arts Décoratifs et sa passion pour la mécanique automobile le conduisit à représenter divers mécanismes. Par exemple, en couverture de la revue Dada 45, publiée en 1919, il dessine de petits engrenages. Dans ses tableaux, le motif de la cible ou du disque est omniprésent et il est souvent associé ou superposé au corps humain. Voilà qui nous ramène aux disques animés de Zevaco qui sont intégrés à ses grandes sculptures. S’il partage l’humour, voire l’ironie de ses illustres prédécesseurs, son œuvre possède une charge trop dramatique pour être réduite à sa dimension ludique. Ses mécanismes ne visent pas à amuser ou divertir, mais approfondissent le regard, interrogent la perception. De même, ces œuvres monumentales convoquent une métaphysique qui semble avoir totalement échappé aux détracteurs de l’époque.
DÉPASSER
Si j’ai cru nécessaire de développer longuement l’épisode de Zevaco sculpteur cinétique, dans un essai qui se veut centré sur sa peinture, c’est que l’une s’explique par l’autre. Il ne s’agit pas de spéculer sur l’intérêt de Zevaco pour l’œuvre de Picabia, mais de constater des parallèles dans le langage de ces deux artistes. Outre les cercles déjà mentionnés, on peut penser aux œuvres, surréalistes plus que dadaïstes, dites des Transparences, que Francis Picabia réalise à partir de 1927. Dans ces tableaux, des silhouettes dessinées se superposent, les profils s’entrelacent de façon complexe, rendant l’espace de la représentation extrêmement ambigu et restituant l’univers du rêve et de l’inconscient cher aux surréalistes. Le langage que va mettre au point Zevaco dans la maturité n’a pas pour projet de traduire le monde onirique, mais répond à une nécessité double, existentielle et picturale. Pour y répondre, les moyens auxquels il va recourir – qui demeurent dans le champ de l’abstraction – se rapprochent de ceux de Picabia.
Plusieurs dispositifs vont enrichir son vocabulaire pictural. De fins linéaments viennent souligner ou cerner une zone de la composition. Dans les années quatre-vingts, ce seront de fines lignes blanches sur fond noir. Au milieu des années soixante, il superpose au fond du tableau des ronds colorés et cernés qui vont ensuite devenir de simples cercles évidés en leur centre. Enfin, il utilise un troisième système de signes hétérogènes, parfois des damiers, qui tranchent par la couleur et la forme avec le reste du tableau.
D’autres techniques utilisées par Xavier Zevaco proviennent du détournement du domaine du graphisme. Les rubans de scotch fixés sur la toile offrent autant de réserves, de contours non peints, une fois ceux-ci retirés. La colle de maquette permet également de créer des formes en réserve, un blanc non peint, entouré de couleur.
Tout au long de son œuvre, on retrouve de grandes structures composées de blocs ou d’aplats colorés. Sagement ordonnées au commencement, elles en viennent à s’émanciper de toute architecture pour exprimer un élan vital par la gestualité. Si au début, ces blocs colorés constituent à eux seuls le tableau, d’autres éléments viennent ensuite l’enrichir, le rendre plus complexe. Cercles, trames, résilles, grilles, bandeaux, ce vocabulaire parcourt toute son œuvre. Chaque système graphique auquel il recourt affirme son indépendance avec l’arrière-plan de la peinture. Nous avons affaire à des tableaux, et pourtant, l’espace qui se déploie sous nos yeux semble s’en détacher, presque flotter.
COLLER
Ces diverses modalités s’apparentent au collage, tel qu’il fut défini par les surréalistes. Plus qu’un procédé technique, c’est le rapprochement de deux réalités disjointes, réunies pour faire œuvre, qui produit une image poétique ou plastique. On se souvient de la formule de Max Ernst « ce n’est pas la colle qui fait le collage » signifiant que par la peinture seule, on peut traduire l’esprit du collage. C’est-à-dire, réunir en un système de représentation unique deux modalités hétérogènes coexistant sur le plan du tableau. Voilà en quel sens les techniques que Zevaco utilise à la maturité ressortent du collage, afin d’enrichir son langage plastique et de traduire une complexité intérieure. Il utilisera d’ailleurs également des papiers collés, masques, formes ajourées et contre-formes, apparentées aux gouaches découpées d’Henri Matisse.
Que ces diverses techniques extra-picturales soient issues des arts plastiques ou des arts graphiques, réutilisées ou détournées, qu’elles proviennent de sa pratique picturale ou de la sculpture, elle correspondent à une nécessité unique : échapper à l’enfermement dans un système, ainsi que manifester le refus de céder à « la facilité d’un style définitivement adopté », comme l’écrit à son propos la galeriste Suzanne de Coninck. Il s’agit d’enrichir le langage pictural par divers procédés qui produisent un art de la suspension. Suspension au sens d’éléments plastiques qui se détachent du plan du tableau, mais aussi, suspension de l’interprétation de son œuvre pour échapper à toute lecture univoque.
PONCTUER
Dans un film réalisé par Patrice Velut, André Lemaire commente une œuvre des années quatre-vingt-dix, d’une apparente et trompeuse spontanéité. Il nous précise qu’en réalité, la forme des aplats colorés a subi des repentirs. C’est-à-dire que la forme peinte, à l’instar de la technique de sculpture qui procède par soustraction et non par ajout, est progressivement taillée. Comme Matisse l’a écrit, à propos de son livre Jazz : « Découper à vif dans la couleur me rappelle la taille directe des sculpteurs. »
Évoquer le Jazz, c’est dire l’importance que la musique a eue dans la sensibilité de Xavier Zevaco. La musique, mais aussi la littérature. Artiste cultivé, théoricien, quelques titres de ses premières œuvres illustrent sa vision esthétique : avec Protagoras, La Paix des profondeurs, voilà la métaphysique platonicienne et Aldous Huxley. Solveig, Croisade, La Fin des Habsbourg, etc., qui sont autant de références à l’Histoire.
Musique, écriture, peinture… Ne sont-elles pas confondues dans le rêve de l’artiste de peindre, sur un ultime tableau, une unique virgule ? Qu’est-ce qu’une virgule, à quelle fonction répond-elle ? Dans une phrase, elle sépare et unifie à la fois deux segments syntaxiques. Elle est donc ce moment de respiration durant lequel le sens est suspendu entre deux versants. Car la virgule, et son équivalent, le soupir en musique, qu’elle soit typographique ou picturale, aussi concise qu’un aphorisme zen, ne vient ni trancher, ni conclure en aucune manière.
Ainsi, cette dialectique des opposés que nous avions mentionnée à l’ouverture de notre propos, est à la fois préservée et dépassée par l’humble et discrète présence de la virgule. Comme on le sait, plus le signe est congru, plus sa perfection se doit d’être grande. Tous les connaisseurs de son œuvre se sont interrogés : Zevaco a-t-il peint cette fameuse virgule ?
Dans une déclaration à la fois cynique et fort énigmatique Xavier Zevaco, a exprimé le souhait de « vivre dix minutes après sa mort ». Cet artiste a de tout temps fait corps avec son œuvre, comme en témoigne cet autoportrait chromatique : « Le rouge exalte, le jaune exulte, le bleu exhale, et le petit Monsieur au fond de la cale existe et trime et se maquille en bleu, en jaune, en rouge. » Il y a donc fort à parier que, si ce sursis auquel il aspirait lui avait été accordé, il l’aurait consacré à un dernier regard sur son œuvre en totalité. Et ne pouvons-nous pas imaginer un presque dernier geste, effectué en suspension : l’invisible virgule apposée dans le silence métaphysique…