D’emblée les œuvres de Aliska Lahusen semblent instaurer un dialogue avec l’endroit qui les accueille de façon si prégnante qu’on les croirait précisément conçues pour tel lieu particulier, et faites pour y demeurer. Cimaises blanches de murs plans et perpendiculaires d’un bâtiment de facture contemporaine éclairé artificiellement, vieilles pierres ajourées de fenêtres d’un édifice ancien rendant visible la course du soleil, ou frondaisons des arbres jouant de leurs projections lumineuses dans un espace naturel extérieur : de quelle façon ces différents lieux révèlent-ils différemment les œuvres ? Celles-ci délivrent-elles le même message de silence et de pesanteur, le visiteur enfin, est-il touché autrement selon le lieu de leur exposition ?
L’expérience contemplative nous convie à éprouver le mystère, l’insaisissable qui se dégage de ces œuvres, jusqu’à l’énigme de leur matière même. Peut-être serons-nous tentés de remonter à la source, pénétrer l’antre de l’alchimiste, le laboratoire-atelier où s’élaborent patiemment les matières de notre ravissement, et où selon divers rituels techniques, les formes parviennent à leur accomplissement. Les secrets d’atelier seraient-ils à même de nous aider à percevoir les enjeux de ce travail, et en dernier recours, tenter de révéler le secret dont il est porteur ? Au gré des différentes étapes de réalisation, on pourra y découvrir des structures parfaitement construites, sur lesquelles viendra ensuite se tendre, comme une peau, la matière-surface, elle-même longuement élaborée. À l’instar du processus mis en œuvre pour les sculptures, les épidermes des tableaux sont eux aussi longuement et patiemment travaillés.
Si l’atelier est par excellence un lieu de recherche et de concrétisation, il est aussi le centre où viennent se condenser d’autres apprentissages, notamment ceux que l’artiste poursuit au gré de fréquents voyages. Telles influences de formes ou de matières s’intègrent à un langage plastique qui se constitue au fur et à mesure comme une sorte de catalogue universel à la fois technique et symbolique. Lors d’un récent voyage au Japon, Aliska a éprouvé une fascination pour la technique de la laque et voici que ses œuvres récentes présentent la magnificence des reflets et de subtils glacis chromatiques. Longtemps, la matité fut un des signes de reconnaissance de son travail. Étrangement, ce que les matières opaques suggéraient de mystère ténu et de silence, la brillance se jouant de reflets et d’effets miroiriques ne vient nullement contredire ces qualités, mais les révéler autrement. Les matériaux mis en œuvre par l’artiste au fil du temps : Fibre — latex — goudron — plomb — acier — verre — graphite — pigments… tantôt absorbent, tantôt réfléchissent la lumière et leur utilisation répond toujours à de rigoureuses nécessités.
Subtile dialectique de la forme et de son mode d’apparition que manifestent ces œuvres travaillées de l’intérieur vers l’extérieur, aussi bien que de leur apparence immédiate vers le cœur insondable de leur intériorité, de leur essence. Les volumes ou les formes dessinées évoquent tout à la fois le vide et la plénitude et sont toujours écho ou suggestion du corps, laissant d’ailleurs ouverte la question de savoir s’il s’agit de supports qui gardent son empreinte ou bien en attendent la venue ? Si ces formes simples sont aussi fortement énigmatiques, c’est sans doute que la simplicité du vocabulaire qui préside à leur genèse ne découle nullement d’une réduction des moyens plastiques, mais d’une condensation sémantique qui a autant à voir avec une exploration des formes universelles de l’art qu’avec l’inhérente évolution interne, organique, d’une œuvre dans son déploiement historique.
L’œuvre est donc le creuset d’un ample répertoire de formes découlant d’influences multiples, qui jouent sur autant de variations géographiques, temporelles, symboliques. Leurs origines émanent le plus souvent de l’art sacré, mais sont également empreintes d’une rigueur et d’une exactitude quasi scientifique dont l’aboutissement possède l’autorité d’une impeccable unité. L’attraction magnétique que nous ressentons en présence de ces œuvres tout à la fois tranquilles et angoissantes est certainement le fruit de la diversité de leurs origines plurielles et métissées. Si, en dernier ressort, l’œuvre de Aliska Lahusen nous touche si directement, c’est aussi que sa richesse polysémique constitutive se résout en une convocation simple et irrévocable : ces œuvres semblent nous attendre avec patience, au-delà de ce que nous pouvons connaître ou redouter d’elles.