Chez Valdès le déjà vu s’articule inextricablement avec le jamais vu, et de leurs entrelacs naît une œuvre paradoxale. Afin de mettre en évidence quelques uns de ces paradoxes, il peut être intéressant de se pencher sur un des ressorts majeurs de sa démarche, à savoir la citation. Par la constance de cette attitude on observera d’autant mieux les transformations qu’il opère dans son œuvre. Dès la période de Equipo Cronica, il puise nombre de ses modèles dans l’art européen. La facture de sa peinture est alors influencée par le Pop Art américain. Le portrait de Dora Maar Revisada est intéressant à ce titre qu’il révèle la dette et la distance prise à l’égard de son modèle, qui contrairement à ce que laisse penser son titre n’est évidemment pas le « modèle » du tableau original, mais son auteur, également peintre espagnol ; Picasso lui-même. On pourra poursuivre le parallèle en pensant à l’association avec Braque, période brève pendant laquelle Picasso renonce à imposer sa signature et œuvre dans un certain anonymat considérant que son comparse et lui-même ont, pour un temps, engendré un style commun. De même Valdès et Solbès revendiquent-ils un certain anonymat, pour des raisons proches. De cette œuvre célèbre, Valdès reprend d’une part le système graphique fréquent chez Picasso, un réseau de lignes et de hachures conjoints à des aplats colorés et surtout par l’invention, de ce que je serais tenté d’appeler, un axe de dissymétrie qui sépare son portait en deux parties inégales qui s’équilibrent par leur disparité même. Par cette composition bicéphale, il trouve un équivalent et non une copie qui ne pourrait être qu‘affadie, de l’essence même de l’invention cubiste : la confusion (au sens littéral) de deux points de vue en une image unique. Là sont les emprunts situés sur le plan structurel. Ce qui s’éloigne de Picasso tient dans la facture de l’œuvre, à une touche libre où la matière se montre sans apprêt, Valdès oppose un tracé géométrique aux contours maîtrisés ; et là réside l’apport du Pop Art américain.
Après cette période et depuis, Manolo Valdès vit aux états unis, et constate que son séjour ne répond pas à un mobile dont il puisse clairement rendre compte. Hasard objectif me semble-t-il, car le plaisir imprévu et la stimulation qu’il y découvre me paraissent largement trouver écho dans l’orientation nouvelle de son art. La première leçon que nous offre l’œuvre récente de Valdès, concerne le spectateur en lui suggérant deux lectures non seulement possibles mais nécessaires face à un tableau : je veux parler de la distance requise, autrement dit la question du point de vue. Se suffire de la vue rapprochée restreindrait l’œuvre à sa littéralité matérielle. Pourtant tout est fait pour que le regard n‘échappe pas à cette composante frustre des matériaux qui ne sont jamais esthétisés. On ne peut pas ne pas voir : l’étoffe grossière qui jouxte une peinture excessivement pâteuse, appliquée en épaisseur, et tout autant leur mode de rapprochement, la couture, le collage etc. De cet art du rapiécé on connaît l’origine ; elle est européenne et sans doute plutôt méridionale. De cette spécificité provient la sensation que l’histoire de la forme se conjugue à l’histoire du matériau qui la constitue et dont le tableau comme unité rend compte. Mais tout autant qu’un mouvement naturel nous invite à l’examen des textures, nez à nez avec le tableau ; une autre nécessité s’avère : prendre du recul. Vu de près les segments de lignes ou motifs sombres indiquent un dessin qui ne s’appréciera qu’à la distance requise. Alors se révèle tout le raffinement de l’art de Valdès. Et là vient nous surprendre le sentiment du déjà vu, car la forme de ces profils, ces postures du corps ou ces objets nous est familière. L’artiste puise indifféremment dans le fond artistique ancien ou contemporain. Tandis qu’à l’époque du portait de Dora Maar revisité, il s’évertuait à remplacer la matière du tableau de référence par une facture moins rugueuse et plus “propre”, inversement il surimpose à présent à l’image qui lui sert de prétexte, une texture plus grossière, maculée. Ainsi son traitement du Mickey Mouse, dote étrangement cette icône lisse et sans passé de notre siècle, d’un passé, d’une histoire qui la met à pied d’égalité avec les madones et autre condottiere d’autrefois. L’image de Mickey partage d’ailleurs avec l’art ancien une négligence : aucun besoin de toucher l’œuvre du doigt ou du nez. C’est d’ailleurs en quoi une œuvre, et plus encore un regard, est classique ou moderne, selon l’ordonnancement prévu dans l’œuvre elle-même, du point de vue idéal pour le spectateur. Or depuis la Renaissance, et jusqu’à Matisse un tableau s’observe à une distance mieux qu’à toute autre. En deçà, nous perdons le sens global de la composition, au delà la visibilité des détails disparaît. Cette nécessité de contempler le tableau de près et de loin est la signature la plus ouvertement américaine : les œuvres de grand format d’un Morris Louis, Sam Francis et tant d’autres non seulement ne perdent rien à être observées de très près, mais plus encore elle réclament cela, sans quoi l’accent mis sur la technique, le travail du support etc. nous échappe. Cela c’est à dire non plus la recherche d’une place idéale, confortable pour appréhender l’œuvre, mais un mouvement entre le proche et le lointain. Et voilà en quoi l’œuvre récente de Manolo Valdès diffère de son œuvre précédente, et où elle s’inspire de l’esprit des œuvres américaines qu’il peut étudier (ce terme est de lui) tout à loisir depuis son séjour américain.
Cette nécessité du déplacement face au tableau témoigne d’une autre façon peut-être : à présent que Valdès, loin de la vieille Europe, est devenu à l’instar d’un Picasso, un exilé. Son œuvre actuelle prenant prétexte à des variations sur les œuvres, tant européennes qu’américaines, leur donne une facture matiériste qui fit florès en Europe, tout en les imprégnant de cette ampleur de vue de l’art d’outre atlantique.